Une maison, un mariage, des enfants : c’est l’éternel triptyque des relations amoureuses. Toutefois, les couples évoluent en France et le modèle dominant se fait de moins en moins impérieux. Depuis les années soixante, la proportion des Français qui vivent en couple sous le même toit est passée de 60 % entre 1962 et 1982 à 59 % en 2019, d’après l’Insee. La tendance à la baisse est légère mais constante. Les couples se réinventent et le modèle hégémonique semble se fissurer. La proportion de personnes mariées diminue drastiquement depuis les années 1970, le taux de nuptialité est passé de 7,8 pour mille à 3,4 en 2019. « Ce n’est pas un effondrement mais une vraie chute », note François de Singly, professeur émérite de sociologie à l’université Paris-Cité.
« Dans un premier temps, on a cru que la chute du nombre de mariages était compensée par l’augmentation de l’union libre, du concubinage et du pacs mais, même quand il y a le choix de la forme, il y a une remise en question du fait de vivre sous le même toit », note le sociologue. Les analyses statistiques ignorent les couples qui ne vivent pas ensemble, l’Insee comptabilisant comme célibataires toutes celles et ceux qui vivent de façon indépendante. Pourtant, une myriade de couples existe tout en gardant chacun son toit. « Ils sont en couple mais choisissent à quel moment ils le sont », illustre François de Singly, qui publie ce mercredi la nouvelle édition de son ouvrage Sociologie des familles contemporaines.
« Ne faire qu’un. Oui, mais lequel ? »
Pour beaucoup de ces néocouples, l’amour rime avec l’indépendance. « De plus en plus de gens privilégient leur liberté, vivre séparés préserve les moments de vie personnelle de chacun », avance Janine Mossuz-Lavau, sociologue et politologue. Certains espèrent aussi préserver leur couple de l’usure du quotidien, alors que dans beaucoup de relations amoureuses qui se vivent sous le même toit, « on se parle moins, on a moins de relations sexuelles et on n’est pas au top de l’épanouissement affectif », note l’autrice de La vie sexuelle en France (2019). « Être un couple, c’est ne faire qu’un. Oui, mais lequel ? », s’interroge un proverbe anglais. Pour y répondre, certains décident de fusionner ponctuellement. Un désir particulièrement porté par les femmes.
Virginia Woolf théorisait l’importance pour les femmes d’avoir « une pièce, un endroit, un lieu à soi », dans Une chambre à soi dès 1929. « Les femmes manifestent aujourd’hui cette volonté non pas de rompre avec toute forme de vie commune mais dans certaines conditions et l’une d’elles est cette distance », instaurée par le fait d’avoir deux logements, explique François de Singly. Vivre en couple en conservant son logement personnel permet aux femmes d’éviter le fardeau de la répartition inégalitaire des tâches domestiques. Car ce sont toujours elles qui les assument en majorité. D’après une étude de l’Insee publiée en 2022, 25 % des femmes en couple avec enfant consacrent quatre heures ou plus aux tâches domestiques, contre 10 % des hommes.
« Un flou conjugal »
Chez les 20-24 ans, 25 % des femmes et 14 % des hommes vivent en couple de nos jours, contre 54 % des femmes et 32 % des hommes en 1975. La « remise en question du couple sous sa forme la plus classique » est particulièrement marquante dans cette tranche d’âge mais il s’agit d’une « période intermédiaire », explique François de Singly. Beaucoup de ces jeunes vivent chez leurs parents, font des études ou cherchent un travail. « Ils sont dans une période d’incertitude, un flou professionnel qui entraîne de fait un flou conjugal », explique-t-il. « Chez les plus jeunes, c’est moins surprenant. Mais les travaux [de sociologie] montrent bien que l’exigence du logement commun est remise en question, chez les trentenaires comme au-delà de cinquante ans. On se retrouve face à des familles, au pluriel », décrypte François de Singly.
Constituer une famille sans partager un toit et sans se passer la bague au doigt était impensable il y a quelques décennies. Mais le rapport au mariage des Français a bien évolué. « Le mariage a perdu son caractère sacré chez les jeunes, même les jeunes adultes », remarque Janine Mossuz-Lavau. Loin du rêve de la longue robe blanche et de l’Eglise, dans un Hexagone majoritairement athée, le mariage s’est mué en contrat pour beaucoup de Français. « Certains se marient après avoir été en couple très longtemps, parfois plusieurs décennies. Le mariage devient une garantie matérielle et juridique en cas de décès de l’un des deux conjoints », explique la sociologue. Les Français s’unissent d’ailleurs de plus en plus tard. Alors que la moyenne se situait à 30 ans pour les femmes et 32 pour les hommes en 1996, elle s’établit à 37 ans pour les femmes et 39 ans pour les hommes en 2022.
« Oui, je le veux. Mais modérément »
Cette union, qui avait autrefois une « signification centrale dans l’existence » des Français, n’est aujourd’hui qu’une « croyance faible », abonde François de Singly. « Le mariage se maintient modérément. Dans les années 1930, 1950, les gens pensaient qu’il pouvait renforcer leur amour, cette croyance a complètement disparu », explique le spécialiste de la famille. Pas étonnant quand on sait que près de la moitié des mariages se terminent en divorce. Célébrer son union devant la mairie, en robe blanche ou non, s’est transformé au fil des années en « évènement positif » mais pas crucial, un « petit plus mystérieux » qui ne représente plus qu’un « engagement relatif », note le sociologue.
« Ce n’est plus le même modèle qu’il y a quarante ou cinquante ans. L’amour est fondamental mais ça ne signifie pas qu’il faut que ça débouche sur un modèle de couple figé. Le modèle est devenu plus souple, on a plus d’options », résume Janine Mossuz-Lavau. Avec la kyrielle d’amours possibles, allonger les manières dont on peut les vivre semble salutaire. Et à chacun de trouver chaussure à son pied et modèle à son couple. Car, quoi qu’il arrive, on va s’aimer, sur une étoile ou sur un oreiller, la bague au doigt ou l’annulaire libéré, séparés ou dans la même propriété.