
Pouvez-vous nous expliquer ce que sont les néonicotinoïdes que vient d’interdire la Cour de justice de l’Union européenne ?
Les néonicotinoïdes sont une famille de produits chimiques de synthèse que nous utilisons depuis 1992 dans la culture de la betterave. Ils permettaient de protéger les semences de betterave, uniquement en enrobage, contre les ravageurs du sol ou aériens, mais surtout le puceron vert qui est le vecteur de la jaunisse virale de la betterave. On ne peut rien faire contre la jaunisse, par contre on peut agir sur celui qui porte le virus.
Quelles conséquences pourraient avoir cette interdiction sur la production de betteraves et la fabrication de sucre ?
L’agriculteur a une exploitation dans laquelle il choisit de faire différentes cultures parmi lesquelles il peut y avoir de la betterave. Si la betterave devient compliquée à cultiver parce que le rendement prévisionnel n’est pas à la hauteur, les agriculteurs se tourneront vers d’autres cultures plus rentables. Il y aura une baisse de la surface betteravière en France, or les usines ont besoin d’un approvisionnement suffisant et régulier pour tourner. S’il y a une baisse, il arrive un moment où la sucrerie n’aura plus assez de surface pour s’approvisionner, ce qui la conduira à fermer.
Cette interdiction risque à terme de poser un problème de souveraineté alimentaire. Nous n’aurons plus de sucre et nous serons obligés d’en importer or 80 % du sucre mondial est fabriqué à partir de la canne à sucre. Le sucre qui arrivera viendra de pays qui n’ont pas les mêmes contraintes environnementales que les nôtres. Ils pratiquent pour certains la déforestation et utilisent des produits de traitement autres que ceux utilisés en Europe où ils ont été interdits. Ce sera pire pour le consommateur et on ne sait pas à quel prix.
À lire aussi
- Néonicotinoïdes : la France renonce à autoriser ces pesticides pour la culture de la betterave
Moins de betterave, moins de sucrerie
Qu’en est-il de la sucrerie d’Étrépagny ?
En ce qui concerne la sucrerie d’Étrépagny, aujourd’hui, nous sommes capables de l’approvisionner pendant 120 jours. Quand on fait une mauvaise année, la campagne peut descendre à 100 jours et en cas de très bonne année monter à 140 jours. Or plus une usine tourne, plus elle est rentable. Si demain, 10 %, 20 %, 30 % des agriculteurs arrêtent la betterave, l’usine ne tournera plus que 100 jours voire 80 jours ou 60 jours et à un moment donné, la sucrerie n’aura plus assez de temps et de matière pour ouvrir et donc restera fermée.
Si la surface actuelle de 400 000 hectares passe à 300 000 ou 200 000 hectares, la filière s’arrêtera. Il n’y a pas besoin que 100 % des agriculteurs arrêtent la betterave pour que la culture disparaisse. La sucrerie d’Étrépagny ce sont 85 CDI, environ 85 saisonniers et puis ce sont environ 150 transporteurs plus tous ceux qui, à 100 km à la ronde, travaillent pour la sucrerie ou qui vivent de ceux qui y travaillent. Les 7 200 emplois dans les cinq groupes sucriers font tourner 80 000 à 85 000 personnes en France.
Que répondez-vous à ceux qui vous reprochent d’utiliser encore ces pesticides ?
C’est du poison, mais tout dépend comment on l’utilise. Je vois l’espérance de vie augmenter depuis 70 ans, la consommation de sucre est la même depuis 50 ans, 35 kg de sucre par personne par an, mais 25 kg sont réellement consommés et sur ces 25 kg, 5 kg sont des sucres que l’on voit et 20 kg du sucre que l’on ne voit pas parce qu’ils sont cachés dans les sodas, dans la confiture, dans le chocolat et dans les plats préparés. La chimie serait un poison si on la prenait telle quelle, mais telle qu’on l’utilise aux doses d’homologation, elle ne constitue pas un danger.
À lire aussi
- Eure. Campagne betteravière : vers une catastrophe agricole et industrielle
Prévisions climatiques et accompagnement financier
En 2020, vous aviez obtenu une dérogation pour trois années (2021, 2022 et 2023). Celle-ci a pris fin brutalement. Que va-t-il se passer maintenant pour les planteurs ?
Nous avons appris la décision de la Cour de justice de l’Union européenne le 19 janvier, la veille de nous réunir en conseil de surveillance pour décider d’avoir une dérogation, ce à quoi le ministre de l’Agriculture s’était engagé.
Pour semer le 20 mars, il faut préparer les graines huit semaines avant car il y a 400 000 hectares en France, 1,6 million d’hectares en Europe. D’habitude, les graines sont préparées entre le 20 novembre et le 20 janvier et sont distribuées en février. Là, on leur dit qu’il faut tout faire entre le 1er et le 14 février donc les premières distributions auront lieu fin février. S’il pleut en février et en mars, on sèmera le 1er avril, mais s’il fait beau, les paysans sont prêts à démarrer dès le 1er mars. Le seul argument des opposants aux néonicotinoïdes, c’est de dire qu’il n’y aura pas de puceron cette année. Qu’est-ce qui leur permet de dire ça ? En revanche, nous, nous sommes en mesure de dire quand il y aura des pucerons et quel jour ils arriveront, à cinq jours près par région. On s’est inspiré des Anglais pour prévenir les agriculteurs qui auront deux produits chimiques en pulvérisation foliaire pour se défendre. Ils ont droit à un coup avec le premier et deux avec le deuxième donc ils n’ont pas le droit à l’erreur. Ils sont moins agressifs que ceux que l’on utilisait il y a 50 ans, ça protège le consommateur, mais ils sont moins efficaces.
En regardant la température moyenne des 45 jours entre le 1er janvier et le 15 février, en fonction de s’il fait chaud ou froid, on saura si les pucerons vont arriver tôt ou tard car il y en aura tous les ans et ainsi pouvoir traiter au bon moment suivant les régions.
Quelles solutions alternatives ?
En plein épisode de jaunisse, la filière betteravière a mis en place en septembre 2020 un programme de recherche porté par l’Institut National de Recherche pour l’Agriculture, l’Alimentation et l’Environnement (9 millions d’euros), l’Institut Technique de la Betterave (4 millions d’euros) et les pouvoirs publics (7 millions d’euros). Alexandre Quillet, qui copréside le Plan national recherche et innovation, fait le point sur les alternatives étudiées pour maîtriser la prolifération des pucerons. » Un puceron peut donner 37 milliards de pucerons au bout de 70 jours si vous ne faites rien « . – Des produits de bio-contrôle, des produits de traitement qui ne sont pas issus de la chimie de synthèse. – Des plantes compagnes. Cela consiste à semer une autre plante odorante qui va repousser les pucerons entre deux rangs de betteraves. – Lâcher d’auxiliaires car les pucerons sont mangés par les coccinelles, les syrphes et les chrysopes pour qu’ils arrivent avant les pucerons. – Produits olfactifs La solution principale pourrait être la génétique. Les sélectionneurs doivent trouver des variétés qui soient tolérantes à la maladie virale. » C’est possible, ils vont trouver mais ça demande dix ans à sortir une variété. On a commencé à travailler dessus avec la loi de Ségolène Royal en 2016 donc on pense pouvoir avoir des variétés tolérantes en 2026. Nous avons des variétés tolérantes mais elles ne sont pas assez productives « .
Qu’attendez-vous maintenant du gouvernement ?
Nous avons été pris au dépourvu car personne ne s’attendait à ce que la dérogation soit jugée illégale. On a dit au ministre que les agriculteurs sont désappointés et que certains ne souhaitent pas semer de betterave cette année bien qu’il y ait des contrats avec les sucriers. Nous avons donc demandé à ce que tous les planteurs soient indemnisés et ainsi leur garantir un revenu. S’il y a des tonnes perdues à cause de la jaunisse, ils seront accompagnés financièrement.
On a demandé aux planteurs d’attendre dix jours, le temps de se mettre d’accord ensemble sur la meilleure décision. Pour montrer quels sont les dégâts jaunisse en 2023, nous allons mettre en place un réseau d’essais maillé dans toute la France betteravière et nous allons dire à chaque agriculteur qu’il est rattaché à un site où nous ferons des essais sur des micro-parcelles avec des néonicotinoïdes et d’autres sans. On aura au niveau national une perte jaunisse et le montant des indemnisations.
C’est le protocole que nous espérons signer, et dès février. Par ailleurs, nous invitons les betteraviers français à venir manifester à Paris le mercredi 8 février.
Chaque semaine, recevez nos meilleurs articles sur l’environnement et l’écologie par email. Inscrivez-vous par ici, c’est gratuit !