C’est au premier étage du Centre culturel ukrainien, dans le nord du 8e arrondissement de Paris. Une grande salle à la moquette grise et aux murs recouverts de posters en soutien au pays. Là, quatre femmes sont assises sur des chaises en plastique noires et blanches. Parmi elles, Anna Arkhypova, Ukrainienne et psychologue militaire de formation, toute de blanc vêtue. Elle s’est réfugiée en France le 8 mars 2022, près de trois semaines après l’invasion russe, laissant son mari derrière elle, sur le front.
A son arrivée dans la capitale, la quadragénaire fait un constat : ses compatriotes réfugiés souffrent. Dépression, anxiété, stress post-traumatique… des maux variés et nombreux. Elle décide donc de créer l’association Ecoute Ukraine en avril, afin d’offrir une aide psychologique à ses compatriotes réfugiés en France. Depuis, tous les lundis et vendredis, de 11 heures à 14 heures, une vingtaine de personnes se retrouvent dans cette salle aux vitres recouvertes de scotch jaune pour partager leur récit et leurs peurs.
« On ne parle que de la guerre »
Kateryna Miroshkina, casquette noire vissée sur le crâne, ne manque pas une seule de ces réunions. La jeune femme a fui l’est de l’Ukraine quelques semaines après le début de la guerre, pour rejoindre l’Hexagone, pays dont elle ne connaissait rien. Quand on lui demande comment elle a vécu son arrivée à Paris, elle répond « Je dois dire la vérité ? ». Tout le monde éclate de rire, complices. Kateryna a du mal à lâcher son téléphone, ses doigts manucurés scrollent mécaniquement l’écran. Car si son corps n’est plus à l’Est, ses pensées, elles, sont restées là-bas. « Des gens y meurent tous les jours. Je ne peux pas faire comme si ça n’existait pas. »
La jeune femme aux cheveux noir de jais suit de près les nouvelles du front. « Je sens que mon moral dépend vraiment de ce qu’il se passe sur place. Lorsque les actions militaires s’affaiblissent, je m’apaise. Mais dès qu’elles repartent, je suis de nouveau très anxieuse. » Si, au sein des groupes de parole, chacun peut aborder le sujet de son choix, l’Ukrainienne reconnaît qu’ « on ne parle que de la guerre ».
Le syndrome du survivant
Face à elle, Olena Taranenko, châle sombre sur les épaules, anime les groupes de soutien psychologique. Contrairement à Kateryna, elle essaie de ne pas regarder les nouvelles de son pays « pour rester dans un état normal » et « faire correctement [s] on travail. » « Le problème, avec cette guerre qui dure, c’est que le cerveau des gens ne peut pas se reposer », analyse la psychologue. Selon elle, les personnes se sentent souvent mieux après la réunion du lundi, « mais dès le lendemain, à la première nouvelle d’un village bombardé, les femmes sont de nouveau en grande détresse psychologique. »
Les femmes, car la grande majorité des personnes assistant aux groupes de parole sont de genre féminin. Bien souvent, leurs maris, réquisitionnés par l’armée, sont restés. Et depuis quelques mois, elles sont rejointes par des jeunes dans les locaux de l’association. « Les adolescents se trouvent dans les mêmes états psychologiques que les adultes, constate Mariia Maksymiv, psychologue et art-thérapeute au sein de l’association. L’adolescence est déjà une période compliquée, alors rajoutez la guerre, le déracinement, la barrière de la langue… et imaginez ce que ça peut donner. »
La psychologue le constate tous les jours : de nombreux jeunes réfugiés souffrent du syndrome du survivant. « Ils perdent des amis qui meurent en Ukraine pendant qu’eux sont en sécurité en France. » Pour les aider à aller de l’avant, Mariia Maksymiv a mis en place des ateliers d’art-thérapie. Un sujet dont elle pourrait parler des heures, ses yeux soudainement habités et le débit de parole plus rapide. Le but de ses séances : utiliser le dessin ou la sculpture pour libérer son stress et ses mauvaises émotions.
4.500 réfugiés suivis psychologiquement
Un an après le début de la guerre, Olena Taranenko constate que les réfugiées commencent à accepter ce qu’elles ont vécu. « Je les aide à ne pas vivre dans le passé. » Pour Mariia Maksymiv, les séances « permettent de ne plus survivre mais d’enfin vivre. »
A ces rendez-vous parisiens, se sont ajoutées des séances de soutien psychologique en ligne pour les Ukrainiens réfugiés en dehors de Paris. Pas peu fière, la présidente de l’association interrompt la conversation pour énumérer, papier à l’appui, le nombre de personnes que l’association a aidé depuis sa création : 4.500 ont bénéficié d’au moins une consultation de suivi avec une psychologue ; 23.000 heures de soutien psychologique ont été données ; 95 groupes de parole ont eu lieu. Une aide d’autant plus difficile qu’elle est apportée exclusivement par 35 psychologues ukrainiens vivant en France.
La barrière de la langue avec les médecins
« Pour un bon suivi thérapeutique, il est important d’avoir un professionnel qui parle la même langue que le patient, considère Olena Taranenko. Sinon, il ne peut pas expliquer en détail l’état émotionnel dans lequel il se trouve. » Et selon la psychologue, les Ukrainiens ne sont pas toujours bien reçus par les professionnels de santé français. « Certaines personnes m’ont dit que le médecin leur avait dit “oui, vous êtes stressé quoi” alors qu’elles n’arrivaient plus à dormir et que leur organisme ne fonctionnait plus correctement », fulmine-t-elle. Anna Arkhypova l’écoute, l’œil rieur, puis commente « elle s’emporte toujours quand on parle de ces sujets ! »
La présidente de l’association confirme tout de même : il est difficile pour les réfugiés de trouver de bons professionnels de santé. « L’association cherche des médecins généralistes et des psychiatres vers qui les adresser », lance Anna Arkhypova. D’autant plus que la guerre est partie pour durer. La visite surprise de Joe Biden en début de semaine à Kiev n’a pas rassuré Kateryna Miroshkina. « On ne parle plus de négociation avec la Russie, mais que de la guerre. Le fait que les Etats-Unis promettent des armes encore plus nombreuses et puissantes ne me rassure pas. J’ai peur de ce qui peut encore arriver. »