
« Avant-hier, nous étions la, euh le, 14 février ?
– Oui, très bien. Et quelle signification a cette journée ?
– C’est la Valentine day ? »
Au Siou, l’hébergement collectif du Cotentin, situé dans la commune de Siouville-Hague (Manche), l’ambiance est studieuse, ce jeudi matin 16 février 2023. C’est l’heure de la leçon de français.
Depuis un mois et demi, Jocelyne Schiefer, ancienne professeur d’anglais et russophone, vient deux fois par semaine, bénévolement, pendant une heure et demie, pour donner des cours.
J’habite à Teurthéville-Hague et me suis portée volontaire. C’est important pour eux d’apprendre à parler notre langue et ils sont très impliqués. Ils n’ont pas le même âge ni le même niveau… Alors nous apprenons un français de situation d’urgence pour qu’ils puissent se débrouiller dans un magasin, à la banque… Le plus compliqué pour eux, c’est la prononciation.
Après les cours, les élèves, âgés de 15 à 74 ans, ont des devoirs. « L’après-midi, on les voit le nez dans les livres et les cahiers. Ils font leur devoir ensemble, essaient de tenir des conversations en français… », sourit Cathy, l’agent municipal du Siou.
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Apprentissage urgent du français

Pratiquement tous les 34 Ukrainiens logés ici depuis bientôt un an, ont, en effet, saisi l’occasion d’apprendre notre langue. Il faut dire que la situation perdure…
Quand ils sont arrivés, ils ne voyaient pas trop l’intérêt de parler français : ils pensaient tous rentrer très vite dans leur pays.
Mais un an plus tard, la guerre fait toujours rage… Alors depuis plusieurs semaines, les Ukrainiens du Siou se sont résignés, et se sont davantage penchés sur le français. Tous ont désormais l’espoir de trouver un travail. Et cela passe d’abord par l’apprentissage du français. « Personne ne veut rester au Siou, assure l’adjoint. C’était, et cela l’a toujours été, une solution provisoire ».
Et le provisoire ne dure jamais. Depuis leur arrivée, l’agglomération a toujours expliqué que le logement était disponible jusqu’à la fin du mois de mars. La date approche… Et si certains ont déjà quitté le Siou, il reste donc 34 personnes dont 12 familles qui n’ont pas de logement stable.
« Ils y travaillent mais l’intégration n’est pas si facile. Chaque jour, ils progressent, osent davantage sortir, parler… », raconte Cathy.
Aujourd’hui, ils n’ont plus que quelques mois pour trouver des solutions pour se loger, individuellement. Alors les réfugiés ukrainiens travaillent ardemment leur français, et attendent chaque jour leurs lots de bonnes ou de mauvaises nouvelles. Pour leurs familles restées en Ukraine, et pour leur situation au Siou.
La semaine dernière, il y a eu ce coup de pression : un déménagement dès le 20 février 2023. Une décision glaçante pour eux. Puis il y a eu finalement un délai accordé. Enfin, mercredi, la décision a officiellement été annoncée.
Un délai obtenu
« Une réunion a été organisée par la sous-préfecture le mercredi 15 février 2023 sur le site du Siou afin d’annoncer aux Ukrainiens les décisions de l’agglomération du Cotentin et les dispositions prises en conséquence par l’État », a expliqué la préfecture de la Manche.
Ainsi, les familles avec des enfants scolarisés à Siouville peuvent rester jusqu’à la fin de l’année scolaire, en juin.
« C’est une bonne nouvelle, nous avons six mois pour appréhender les situations », respire l’adjoint de la commune, Serge Thirel.
Pour les autres, soit 12 personnes au total, le délai est plus court. Ils devront quitter le logement collectif d’ici le 31 mars.
Les personnes sans enfant seront accueillies dans un hôtel à Brix, le temps nécessaire pour leur trouver une solution pérenne. Ils seront accompagnés par l’association Coallia.
De leurs côtés, les Siouvillais vont essayer de « trouver d’autres solutions », assure Serge Thirel.
Au Siou, l’angoisse se lit sur certains visages.
« On voit qu’entre eux, ils en parlent, ils ont peur. Après tant de changements, devoir encore partir est forcément compliqué », détaille Cathy.
Il y a eu forcément un peu de larmes quand on leur a expliqué qu’ils devront partir.
Mais l’élu en est persuadé : ce sera pour une vie plus belle et plus stable.
Le téléphone sonne. « Chouette, c’est une personne qui m’alerte qu’elle possède des appartements qu’elle pourrait louer à des familles ukrainiennes… »
Les chiffres de la préfecture
Dans un communiqué de presse, la préfecture de la Manche donne quelques chiffres concernant la crise migratoire entraînée par le déclenchement de la guerre en Ukraine le 24 février 2022. « Les services de l’État et leurs partenaires se sont mobilisés, dès le début, pour accueillir et héberger dans les meilleures conditions les déplacés ukrainiens. »
À ce jour, dans la Manche :
939 déplacés ukrainiens ont été accueillis.
240 sont repartis de notre territoire.
699 Ukrainiens sont actuellement présents.
Parmi ces derniers :
533 ont reçu des autorisations provisoires de séjour (APS), soit toutes les personnes majeures.
284 personnes bénéficient de l’allocation pour demandeur d’asile (ADA).
174 élèves sont scolarisés dans des établissements du département.
211 personnes ont été accueillies par des citoyens (qui ont signé une convention) ou sont hébergées dans des structures collectives.
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34 personnes, 34 situations, et déjà des victoires

Le 31 mars 2023, 12 des 34 Ukrainiens installés au Siou auront ordre de quitter leur hébergement, ceux qui n’ont pas d’enfant scolarisé dans la commune.
Un premier départ qui risque de provoquer un pincement au cœur pour chaque bénévole qui intervient chaque jour pour les aider. Serge Thirel a les larmes aux yeux en évoquant l’échéance. Lui connaît chaque situation. Voilà un an qu’il intervient au Siou. Et certains cas le préoccupent.
Dans ces personnes qui devront partir au 31 mars, certains vont s’adapter sans souci. Il y a notamment trois jeunes d’une vingtaine d’années. Ils mangent dans les fast-foods, prennent le bus… Et ne viennent au Siou que pour dormir, alors, la vie à l’hôtel est envisageable.
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Un premier départ à anticiper
Mais pour d’autres, l’adaptation sera compliquée. Élisabeth, par exemple, a 73 ans.
Arrivée avec une de ses filles, elle n’a pas voulu la suivre en Allemagne mais a préféré rester à Siouville. Ici, elle a pris ses repères. Elle sait qu’elle peut compter sur Cathy pour faire les courses, sur Serge pour le dentiste et les bobos du quotidien, sur Jocelyne pour les cours de français, et sur tant d’autres… Alors à l’idée de devoir partir, se retrouver seule dans une chambre d’hôtel, en bord de RN 13…
« Elle me l’a dit, elle ne le supportera pas ! », s’inquiète l’adjoint. Elle fait partie des assidus des cours de français…
Comme pour tous, les bénévoles lui cherchent une solution.
« Nous allons contacter ses filles, voir si elles ne peuvent pas la loger ou l’aider financièrement. Avec l’ADA (l’allocation des immigrés) qui peut monter jusqu’à 400 €, peut-être les APL… Cela pourrait peut-être aller. Il faut aussi qu’on constitue un dossier pour l‘allocation minimum vieillesse. Mais la réponse risque de ne pas arriver avant la fin du mois de mars… »
À chacun sa solution
Pour les sept familles avec des enfants scolarisés, les délais sont un peu plus longs mais le défi parfois tout aussi compliqué. Il y a Julia par exemple, qui est venu avec son mari, ses parents, sa grand-mère de 84 ans en fauteuil roulant, et ses enfants.
Le mari travaille. Son papa a fait des remplacements à la mairie de Siouville, aux espaces verts… Mais il faut aussi trouver une grande maison adaptée à un fauteuil roulant !
Mais Serge Thirel et tous les élus ne perdent pas espoir. Au contraire. Ils comptent déjà quelques victoires. Ce jeudi matin 16 février, il arrive avec une bonne nouvelle. Marina, qui travaille au Baligan, a obtenu une maison louée par les HLM du Cotentin à Siouville. Bientôt, elle pourra s’installer avec sa maman et son fils, et reprendre une vie… presque normale. Tous s’attellent pour que la fin de l’histoire soit la moins douloureuse possible.