Sevket Sagaltici, 70 ans, a vu sa vie s’effondrer il y a tout juste une semaine. Au milieu de la route des sinistrés de Samandag, il pointe du doigt la ville en contre-haut. « Je vivais là. »
Mais ça, c’était avant que la terre ne se mette à trembler. Le séisme qui a frappé la Turquie a emporté 22 membres de sa famille. « Par chance », sa femme est toujours à ses côtés et ses enfants en Arabie Saoudite. « Ils m’ont proposé de venir les rejoindre, mais je ne veux pas. Ici c’est chez moi », tranche Sevket.
Même si en réalité, il n’a plus vraiment de chez lui. Cet agriculteur vit désormais le long de ce ruban de bitume, bordé de petits immeubles à moitié éventrés, où s’est concentrée l’aide aux sinistrés. Une aide sommaire. Mais l’homme n’en tient pas grief au président Erdogan. « Le gouvernement fait ce qu’il faut », assure-t-il en préambule.
Ceux qui disent le contraire, comme Zeki, un restaurateur de 32 ans venu d’Istanbul « pour aider », se font vite rappeler à l’ordre.
Campement de fortune
Sevket préfère ménager les susceptibilités locales. Il n’en a pas moins quelques doléances. « Je voudrais juste une tente ou un préfabriqué, un toit sur ma tête. »
Pour l’heure il vit dans un campement de fortune. Version tragiquement moderne de ces haltes d’un soir que les premiers colons américains faisaient sur la route du grand ouest. Sauf que là, la route ne mène nulle part et que ce sont de vieilles voitures cabossées qui ont remplacé les caravanes. « On les a mis en cercle pour se protéger un peu du vent », détaille Sevket.
« La nuit on dort à dix dedans », gronde une femme derrière lui.
Elles sont une petite dizaine assises autour d’un feu que les enfants alimentent avec tout ce qui leur passe sous la main… Et n’hésitent pas à compléter la liste des doléances. « Il nous faudrait au moins de la farine », lance la femme de Sevket.
À ses côtés, le vieil agriculteur acquiesce: « Chaque pain coûte un dollar et demi, c’est trop cher « . « Et puis il nous faudrait aussi de la nourriture pour les bêtes, poursuit son épouse. On ne peut pas les laisser comme ça. La vache est sur le point de vêler… »
à lire aussi
« Adil est vivant! »: des bénévoles azuréens contribuent à sauver une victime du séisme en Turquie
Le camp des « partisans »
Dans leur douloureux réveil, ces Turcs semblent commencer à prendre conscience de leur total dénuement. Alors que la liste de leurs besoins primaire s’allonge, le premier de leurs vœux semble s’exaucer comme par miracle juste de l’autre côté de ce ruban d’infortune. Des hommes s’affairent à monter des tentes. Elles ne sont pas arrivées d’Istanbul ou même d’Ankara. Ce sont les bénévoles du camp qui les assemblent avec des bouts de ferraille et de bâches en plastique.
L’AFAD, la sécurité civile turque, en a bien distribué. Trop peu, pour contenir le nombre dantesque de réfugiés. Surtout dans la grande ville d’Antioche, à quelques kilomètres de là. Le député du parti des ouvriers turcs, Bariç Atay, ne la reconnaît plus, bien qu’il y soit né. Plus des deux tiers des immeubles sont à terre. Ils abritaient plus d’un million et demi d’habitants.
« Voilà pourquoi, dans l’urgence, nous avons monté un camp de réfugiés. »
Il souligne l’entraide individuelle, mais fustige le gouvernement. « Il n’est pas là », résume le député. Après tout, il est dans son rôle d’opposant. À moins que sa parole ne soit tout simplement plus libre.
Lorsque Zeki, le restaurateur de 32 ans, venu avec son cousin d’Istanbul pour prêter main-forte, dit à peu près la même chose, deux hommes en noir surgissent.
Une page de l’Histoire turque
Personne n’est là en revanche pour faire taire Guijuen, un jeune volontaire qui, lui, arrive de Denizli, une ville proche de la frontière égyptienne. « Je suis parti 4 heures après le séisme. On a fait 22 heures de route pour être là le plus vite possible. Et quand on est arrivés avec nos vestes rouges, les gens pensaient qu’on était les secours. Ils nous demandaient de sortir les blessés des décombres. Nous, au départ, on était venus là pour distribuer de la nourriture. Mais on l’a fait… Parce qu’il n’y avait personne d’autre pour le faire. »
Mais voilà qu’une semaine après le séisme, l’armée est là. Elle arrive en nombre. Toujours pas avec ses unités spécialisées et ses engins de génie civil. Mais elle patrouille désormais.
À pied, avec leurs fusils en bandoulière. Ou en véhicules blindés. De quoi faire enfler la rumeur. Aussi bien à Samandag qu’à Antioche. Le député du peuple, Bariç Atay, la relaie volontiers: « Dans quelques jours, ils vont boucler la ville. Ils vont évacuer les gens et ils vont commencer à raser les immeubles. »
L’Histoire le dira. Mehemet Ido Ismetoglu est prêt à l’écrire. « Parce que je l’ai vécue. » Au besoin en turc, en grec, en anglais ou en français. Au choix. Marin devenu polyglotte, il a bourlingué un peu partout. Y compris à Nice. « Très belle ville », sourit le marin écrivain. Car des livres, il en a déjà écrit six. C’est sur sa carte de visite qu’il tend volontiers au milieu des ruines de la célèbre mosquée Habib-I Neccar Cami. Elle datait de l’Antiquité. Mais n’a pas été épargnée par le séisme. Comme des millions de Turcs.