« Il nous a un peu coupés du monde. Pratiquement toute la population était contre, à l’époque. »
Depuis la mise en eau, en 1951, Bort-les-Orgues fait avec. Riche de 3 260 habitants, ce gros bourg corrézien à 300 kilomètres pile à l’est de Bordeaux vivait jusqu’alors enserré entre les deux hautes pinces des coteaux. L’obscurité hivernale gagne vite, au pays, dès lors que le soleil dégringole derrière les « orgues », curieuse formation volcanique qui figure une gigantesque tôle ondulée plaquée en haut de la falaise. Le barrage a tiré un troisième mur. « Il nous a un peu coupés du monde. Pratiquement toute la population était contre, à l’époque. Surtout à cause de la voie ferrée qu’on allait noyer vers le nord, vers Paris. Elle venait de Béziers, il y avait 350 communes concernées, et peu nombreux étaient les gens qui possédaient une voiture », se souvient René Roques, un enseignant à la retraite, élu municipal de 1965 à 2002 et passionné d’histoire locale.
Une fois ce chantier d’une décennie terminé, Bort-les-Orgues s’est surtout retrouvé au pied du barrage et de son usine de 235 mégawatts. Là, en dessous, tout au fond, sans guère de possibilités de grimper aux branches des hêtres qui garnissent le versant ouest. L’idée que tout ceci n’était pas bien rassurant a germé dans quelques têtes, sans suite.
Le 2 décembre 1959, tout a changé. La rupture brutale du barrage de Malpasset, dans le Var, l’onde de 40 mètres de haut qui a balafré Fréjus en contrebas et laissé plus de 400 morts et disparus dans son sillage, tout ceci a traumatisé Bort. « Je m’en souviens très bien. Je regardais Zavatta à la télé quand tout s’est éteint. Le lendemain, on a appris la catastrophe », raconte René Roques.
« Il est solide ? »
La France entière a découvert Bort-les-Orgues dans les temps qui ont suivi. Une curiosité un peu malsaine s’est fait jour pour ce bourg ombré d’une terrible menace. Un reportage sur la « cité de la peur » dans un grand quotidien national a été très mal vécu sur place. Reste que les panneaux « à vendre » ont effectivement fleuri sur l’avenue de la Gare. Et que, des années durant, les hôtels du cru ont dû se passer des voyageurs de commerce, qui tenaient à dormir sur le plateau, loin des cauchemars. « Ça nous a suivis. Aujourd’hui encore, quand je parle du barrage à un groupe de touristes, il y en a toujours un, à la fin de mon baratin, pour me demander s’il est solide ! » maugrée le retraité.
Oui, il est solide. Directeur du GEH (groupe exploitation hydraulique) Dordogne à EDF, le concessionnaire du site, Georges Chaury s’amuse des fantasmes apocalyptiques qui fleurissent de manière rémanente dans la vallée. Comme tous les grands ouvrages français, Bort-les-Orgues est hypercontrôlé.
Une batterie de pendules (le principe du fil à plomb), de piézomètres (qui mesurent la pression au pied du barrage) et de vinchons (qui restituent des mouvements microscopiques sur les joints de la structure) équipe le mastodonte. Rien d’inquiétant n’a jamais été relevé. « Ce n’est pas un barrage à problèmes. Il n’est pas vieux, puisque l’âge moyen de notre parc de production est de 50 ans. Il a été bâti pour durer cent ans et plus. Et nous faisons ce qu’il faut pour qu’il ne vieillisse pas », assure le responsable.
Le risque de la crue
Depuis le drame de Malpasset, la législation sur les barrages a notablement évolué. Une culture de la sécurité s’est imposée aux exploitants. Des visites approfondies sont diligentées chaque année. Et tous les dix ans un examen minutieux de la structure est obligatoire. Soit en vidangeant la retenue, soit en immergeant un bathyscaphe. À Bort-les-Orgues, la dernière visite décennale remonte à 2005.
Cet éventail de précautions est complété par une « inspection sûreté » annuelle, menée par un intervenant EDF qui n’appartient pas à la branche hydraulique de l’électricien, et par la tutelle de la Dreal (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement, ex-Drire) Limousin.
L’évocation du risque terroriste suscite un léger mouvement d’épaules chez les responsables d’EDF. Il faut convenir que le machin repose sur 80 mètres d’épaisseur de béton à la base, 8 mètres au sommet. Même un avion de ligne y rebondirait comme une balle de jokari.
Le seul danger consistant est vieux comme le monde : la crue. La crue incroyable, gigantesque, millénale, qui dégringolerait des monts Dore pour gorger d’eau la retenue et faire peser une pression insupportable sur la voûte. L’idée n’a pas échappé à ses concepteurs, qui ont doté le barrage d’un évacuateur de crue en forme de tremplin de saut à skis capable de débiter 1 200 m3/s. « Il n’a jamais servi depuis la mise en eau », précise Georges Chaury. Alors, infaillible, le verrou de la Dordogne ? En tout cas, Bort-les-Orgues s’endort tous les soirs en ayant la certitude de se réveiller au matin.
Construit au-dessus de Fréjus, dans le Var, le barrage de Malpasset est haut de 59 mètres. Il retient 50 millions de mètres cubes d’eau. Mis en eau cinq ans auparavant, il n’a jamais été rempli totalement. Les pluies diluviennes de la fin d’automne font inexorablement monter le niveau de la retenue. À 21 h 20 le 2 décembre 1959, les fondations cèdent sous la pression et libèrent une lame de 40 mètres de haut qui s’engouffre dans la vallée et balaye Fréjus vingt minutes plus tard. On dénombre 443 morts.